Interview

Yuval Noah Harari: «Les défis auxquels nous devons faire face se moquent des frontières»

L’historien israélien est devenu incontournable après ses conférences très populaires et les succès mondiaux de «Sapiens» et «Homo Deus». Dans son dernier essai publié à l’automne, il s’intéresse à la crise des systèmes démocratiques, notamment face à la montée des nationalismes. Si le tableau n’est pas très reluisant, le penseur se refuse à tout défaitisme.
par Christophe Alix
publié le 18 janvier 2019 à 17h16

Diplômé d’Oxford, historien à l’Université hébraïque de Jérusalem,

Harari, 42 ans, est devenu une figure de renommée mondiale. Depuis le succès de Sapiens, une brève histoire de l'humanité - que Ridley Scott s'apprête à adapter sur grand écran - et Homo Deus, celui que The Economist a qualifié de premier «intellectuel global du XXIe siècle» s'est imposé comme le penseur du monde qui vient. Après avoir retracé les 100 000 premières années de l'humanité dans son premier livre, puis esquissé son avenir sous l'emprise de l'intelligence artificielle et des biotechnologies dans le deuxième, il a fait paraître à l'automne dernier 21 Leçons pour le XXIe siècle (Albin Michel). Un ouvrage dans lequel il s'attaque à la crise de la démocratie libérale occidentale. Conteur iconoclaste et volontiers provocateur, l'essayiste israélien sait rendre intelligible, dans une langue simple et accessible à tous, les grandes lignes de fracture actuelles. Un penseur étonnement apaisé et zen qui s'est fixé pour mission, non pas de rassurer ses contemporains, mais de remettre en cohérence les désordres de l'époque.

Comment expliquez-vous que le modèle de la démocratie libérale soit remis en cause partout, alors qu’il triomphait encore il y a quelques années ?

Cela peut paraître surprenant au vu de conditions de vie bien meilleures aujourd’hui qu’elles ne l’ont jamais été. Nos sociétés sont les plus prospères et les moins violentes que l’on ait jamais connues. On a plus de chance en 2018, en France, de mourir de trop manger que de malnutrition. Si vous pouviez raconter à ceux qui vécurent au temps de Louis XIV que le pire danger pour notre santé est l’excès de sucre, ils penseraient que vous vivez au paradis ! Nous trouvons des solutions aux vieux problèmes, mais ces solutions en génèrent en retour de nouveaux que l’on ne sait pas résoudre. L’industrie agroalimentaire a permis de venir à bout de la famine, mais a créé de nouveaux problèmes comme l’épidémie d’obésité.

A quoi attribuez-vous ce sentiment diffus d’insécurité permanente ?

Cette impression de crise et de rupture perpétuelle vient du fait que les changements très rapides auxquels nous sommes confrontés nous mettent au défi d’apporter des réponses inédites à des problèmes gigantesques. Autrefois, les humains avaient une connaissance limitée du monde, le savoir évoluait très graduellement et c’est la raison pour laquelle les changements étaient lents. A l’inverse d’aujourd’hui où l’inflation d’outils de plus en plus puissants confrontés à une masse de connaissances exponentielle les rendent vite obsolètes. Nos modèles éprouvent les pires difficultés à s’adapter aux grands défis de notre temps comme le réchauffement climatique ou le déferlement d’intelligences artificielles prenant de plus en plus de décisions à notre place. Donald Trump est dangereux parce que, plutôt que d’affronter cette complexité croissante, il vend à ses électeurs des contes nostalgiques. La plupart des gens n’aiment pas les changements et ont peur de l’inconnu. Ils veulent de la stabilité, se sentir à l’abri dans une identité forte, qui donne du sens à leur vie. Nombre de dirigeants l’ont bien compris et font la part belle au nationalisme et à la religion en promettant le retour à un passé prétendument glorieux.

N’est-ce pas une défense naturelle tellement humaine ?

C'est très commode, cela leur permet d'expliquer, en des termes simples, notre place dans la dramaturgie cosmique : qui nous sommes, le sens de nos vies. Leurs discours mettent en avant des vérités, soi-disant immuables, qui n'auraient pas changé depuis des millénaires. Mais ces fables, qui sont en réalité très récentes à l'échelle de l'histoire humaine, ne nous sont d'aucune aide pour trouver un travail à l'heure où l'intelligence artificielle risque d'exclure des milliards de personnes du marché de l'emploi ! La réalité du XXIe siècle est effrayante et je peux comprendre pourquoi tant de gens préfèrent se voiler la face. Mais l'historien du Moyen Age que je suis est en mesure de vous révéler deux scoops : le passé, en général, n'était pas marrant du tout et, surtout, il n'a aucune chance de revenir !

Vous insistez sur le fait qu’en l’absence de mise en place de solutions globales, le chaos est assuré. N’est-ce pas un peu radical ?

Au cours des dernières décennies, le multilatéralisme et la coopération ont beaucoup progressé. La mondialisation a mis l’accent sur les valeurs et les intérêts communs à tous les êtres humains et favorisé, comme jamais, la libre circulation des idées, des biens, de l’argent et des personnes. Elle a rendu le monde plus pacifique et prospère, faisant sortir des centaines de millions de personnes de la misère. Pourtant, de nombreux peuples perdent confiance, les gouvernements restreignent l’immigration, censurent les idées étrangères et transforment leur pays en forteresses. Si cela continue, l’ordre global va s’effondrer.

Qu’est-ce qui pourrait le remplacer ?

Si le nationalisme fournit un cadre utile pour diriger une nation, il n’a aucun plan pour gérer le monde. On n’a jamais vu, dans l’histoire, des forteresses coopérer de manière bienveillante. Toutes les tentatives de diviser le monde en des nations fermées ont abouti à des guerres et des génocides. En refusant l’idée qu’il puisse exister des valeurs universelles et des modes de régulation supranationales, les nations ne seront plus régies par aucune règle commune. Or, les défis auxquels nous devons faire face se moquent des frontières. Quelle est la puissance qui va pouvoir empêcher un conflit nucléaire, stopper le dérèglement climatique ou régler les bouleversements provoqués par l’accélération technologique ? Chaque fois qu’un dirigeant dit «mon pays d’abord», nous devrions lui rétorquer : comment votre pays peut-il seul conjurer tous ces dangers ?

Pouvons-nous encore nous réinventer ?

Le modèle de la démocratie libérale telle que nous l’avons connu au siècle dernier ne peut plus survivre encore longtemps. Mais il peut se régénérer, il a déjà su le faire. Son avantage réside dans sa souplesse et son absence de dogmatisme. Il a survécu à la Première Guerre mondiale, aux fascismes et au communisme. Vu sous cet angle, il y a quand même de bonnes chances qu’on trouve les moyens de le remettre en selle.

Ne pêchez-vous pas par optimisme lorsque vous affirmez croire à une identité mondiale ?

Se sentir loyal envers l’humanité n’est pas plus difficile et incongru que mettre en avant son appartenance à un pays dans lequel vivent des millions de gens dont on ignore tout. En tant que Français, connaissez-vous les 67 millions de compatriotes qui peuplent votre pays ? Le nationalisme n’a rien de naturel, il n’est pas enraciné dans la biologie humaine ou la psychologie. Les humains existent depuis plus de deux millions d’années, alors que les nations n’ont que quelques milliers d’années. Nous sommes tous viscéralement des animaux sociaux dont la loyauté, inscrite dans nos gènes, s’exerce au sein de groupes homogènes. Mais, durant des millions d’années, Homo sapiens et ses ancêtres hominidés ont vécu dans de minuscules communautés ne comptant pas plus de quelques dizaines de personnes ! Les êtres humains développent facilement une fidélité envers de petits groupes comme sa famille, sa tribu ou son village, dans lesquels tout le monde se connaît. Mais cela n’a rien de naturel que les humains soient fidèles à des millions d’autres personnes au seul motif qu’ils vivent sur le même sol qu’eux. Etant donné que nous sommes confrontés à des défis mondiaux, il apparaît logique de transférer au moins une partie de notre loyauté à une identité globale. Cela ne signifie pas qu’il faille établir un gouvernement mondial ou abolir toutes les différences culturelles, religieuses et nationales. Car chacun d’entre nous est riche d’une multitude d’identités. On m’objectera qu’elles peuvent rentrer en conflit et qu’il devient alors difficile de trancher. C’est juste, mais qui a dit que la vie était facile ?

Vous êtes juif, israélien et affirmez que «le judaïsme n’a joué qu’un rôle modeste dans les annales de notre espèce». Provocation ?

Tous les êtres humains ont tendance à être centrés sur eux-mêmes. Ce n’est pas un hasard si tout le monde exagère l’importance de sa religion et de sa culture. Les Chinois pensent que leur culture est la plus importante du monde et les Hindous le pensent de l’Inde. En Israël, les Juifs ont tendance à croire que l’histoire tourne autour du peuple juif et que le judaïsme et la Bible sont la source de toute spiritualité et de toute éthique. Mais les humains et même les chimpanzés avaient des codes d’éthique des milliers et probablement même des millions d’années avant la Bible ! Certains prédisent que sans socle religieux, la société s’effondrerait et que, privé de ses préceptes moraux, tout le monde pourrait devenir un voleur ou un meurtrier en puissance. C’est un non-sens absolu. Les pays les plus pacifiques et les plus prospères sont des sociétés laïques. En revanche, les pays très religieux ont souvent tendance à être violents et pauvres. La moralité ne signifie pas «obéissez aux ordres divins». Elle est là pour réduire la souffrance. Pour agir moralement, vous devez juste comprendre ce que signifie la souffrance et y être sensible.

Pourquoi avons-nous néanmoins besoin de croire en des histoires ?

Elles sont utiles pour unir les gens et permettre une coopération à grande échelle. Mais si nous commençons à les confondre avec la réalité, elles peuvent devenir dangereuses. Au lieu d’aider les gens à vivre, nous commençons à les sacrifier pour les histoires. Pour qu’un pays fonctionne, il faut que des millions de personnes croient en sa nation, son drapeau, sa monnaie… en dépit du fait que tout cela n’existe que dans leur imagination. Les nations sont une merveilleuse invention. Elles aboutissent à ce que leurs ressortissants en viennent à se soucier du sort de parfaits étrangers et assurent leur santé, leur sécurité et leur éducation. Mais si nous oublions que les nations sont des constructions historiques, nous pourrions commencer à tuer des millions de personnes pour le bien de la nation. Si vous entendez une histoire et voulez savoir si son héros est une entité réelle ou une fiction sortie de l’imagination humaine, la question à se poser est : «Peut-il en souffrir ?» Une nation ne peut pas souffrir, même si elle perd la guerre. La souffrance est le meilleur critère pour évaluer si un récit est bénéfique ou nuisible à ceux qui l’écoutent. Si croire à une histoire réduit la souffrance, elle est bénéfique. Si la croyance dans une histoire cause de la souffrance, elle devrait être abandonnée.

Que répondez-vous à ceux qui s’énervent de votre image d’historien du futur ?

Je ne prédis pas l’avenir, personne ne peut dire à quoi le monde ressemblera en 2050. Tout ce que j’essaie de faire est d’utiliser mes connaissances historiques pour essayer d’établir des scénarios possibles qui, pour une large part, dépendent de nos propres décisions. L’intérêt d’en débattre est de nous mettre en capacité d’agir aujourd’hui. Beaucoup de gens croient qu’avec la science, on devrait pouvoir prédire le futur. Mais cela ne fonctionne presque jamais ainsi pour une raison simple : le présent est trop différent du passé. Plutôt que prédire l’avenir, la science élargit nos horizons en ouvrant des pistes. A travers mes livres, j’essaie de faire prendre conscience de ces horizons auxquels nous n’attachons pas toujours assez d’importance.

 Dessin Harry Tennant

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